
De Luxembourg à Kyiv : récit d’une mission humanitaire
Du 27 mars au 9 avril 2024, une équipe de la Croix-Rouge luxembourgeoise a effectué une visite de terrain en Ukraine. Ses équipes humanitaires sont engagées dans le pays depuis des années et concentrent leurs efforts sur la réhabilitation des hôpitaux du pays. En modernisant le matériel ou réparant les dégâts causés par le conflit, elles permettent à de nombreux établissements de santé de continuer à accueillir patients et blessés. Ce texte est le récit d’un des participants à ce voyage.
Cela va bientôt faire un an que je suis allé en Ukraine. Je ne suis pas un humanitaire : mes voyages à l’étranger se limitaient jusque-là à ceux d’un touriste tout ce qu’il y a de plus classique. Le suivi de l’actualité et les récits des collègues m’ont construit une image du pays, mais je n’ai aucun vécu préalable pour m’imaginer ce que je vais y vivre, ni comment je vais réagir.
Je m’y suis rendu avec la volonté d’y garder les yeux et les oreilles grands ouverts pour me transformer en buvard : l’objectif était d’y absorber tout ce qu’il était possible, pour ensuite en faire un récit.
Ce n’est que plusieurs mois après que j’y arrive : le tri a été particulièrement difficile à faire, et il a fallu du temps pour réussir à faire une sélection dans l’énorme volume d’informations reçues, d’expériences vécues, de personnes rencontrées. Avec le temps, le cerveau et la mémoire ont fait le tri pour laisser surnager ce qui est, au moment de la rédaction de ce texte, les impressions les plus marquantes de ces deux semaines.
Il n’est pas ici question d’un compte-rendu objectif des activités de la Croix-Rouge dans le pays. Ce sont des souvenirs, des éléments variés, des réflexions personnelles qui ont laissé une trace.
Avant le départ
Initialement, nous devions partir plus tôt ; le départ avait été reporté par la conjonction de deux facteurs. Une tempête de neige, et une recrudescence des attaques nocturnes. Etant donné que deux membres de la délégation étaient des novices – moi inclus, la prudence avait prévalu. La décision était tombée exactement au moment où j’étais en train de m’acheter des chaussures de marche, capables d’affronter la neige ukrainienne. Je les ai quand même achetées, il m’arrive de faire de la marche en montagne.

Le voyage commence en fait avant sa date officielle. Il y a des formations sécurité à faire, proposées en ligne par le Comité International de la Croix-Rouge (CICR). Ce que j’en retiens : en zone de conflit, on n’a pas le droit d’être un passager passif. On doit regarder autour de soi, détecter les éventuels dangers, ne pas se laisser endormir. En cas de danger, le premier impératif est de se mettre soi-même à l’abri. Les humanitaires ne sont pas des suicidaires : si l’on est blessé ou tué, on ne pourra plus aider. Donc, il faut être prudent.
En plus de ces formations, il y a des réunions préparatoires et quelques papiers à remplir. Les réunions permettent de se caler sur les destinations, les projets, les objectifs de la visite : on ne part pas le nez au vent, on suit un parcours planifié pour de bonnes raisons.
Parmi les documents à remplir, un sort du lot : c’est un questionnaire à remplir pour pouvoir être identifié si jamais l’on se retrouve otage. A-t-on une caractéristique physique remarquable et difficilement reproductible qui permet d’être reconnu ? Dans ma tête, cela permet également de reconnaitre le corps en cas de décès. Et il y a les questions de sécurité : trouver des détails de sa vie, suffisamment simples à retenir, auxquels on pourrait répondre même sous stress intense. Elles doivent être personnelles, pas de notoriété publique. Le nom de son premier chien, le modèle de sa première voiture, le surnom donné à sa grand-mère…
En route pour l’Ukraine
Concrètement, il n’y a pas de vol commercial qui permet d’entrer en Ukraine : trop de risques. Donc, ce sera Luxembourg-Turquie-Moldavie, avec une nuit à l’hôtel, à Chisinau, la capitale. Je n’en ai pas vu grand-chose. La ville mélange des gratte-ciels avec des quartiers plus modestes. Une ville normale, quoi.
Deuxième jour : départ le matin tôt, en taxi, jusqu’à la frontière avec l’Ukraine. Une atmosphère tranquille et des routes dont la qualité est plutôt hétéroclite. Certaines sont défoncées pour cause d’absence d’entretien, d’autres pour cause de travaux en cours. Certaines – minoritaires – sont en meilleur état que la plus lisse des autoroutes luxembourgeoises. Une petite demi-journée de trajet, dans un gros SUV de marque allemande, avec des pointes au-delà des limites officielles, sur des nationales bosselées : la technologie fait des miracles, on ne se rend compte de rien, si on ne fait pas attention. Il y a des champs, et des champs, et des champs. Quelques villages. Le paysage et les habitations rappellent – en plus vert et moins touristique – la Grèce ou la Turquie.
Arrivés à la frontière, on change d’atmosphère. Plus on se rapproche du but, plus on ralentit. Après les avions, puis la voiture, on prend les pieds.
Entrée en Ukraine
Première étape : poste-frontière moldave, pour faire tamponner le passeport et valider sa sortie du territoire. Ensuite, un pont, au-dessus de la rivière qui marque la frontière. À trois ou quatre cents mètres, rebelotte. Un peu plus de stress : et si l’on se faisait refouler ou fouiller ? Tout se passe bien. Le souvenir marquant : les ongles de la douanière qui vérifie mes papiers. Ils sont entretenus avec soin, et couverts d’un vernis aux tons mauve clair. Accordés – au moins dans mon souvenir – avec son maquillage discret et ses boucles d’oreille. On peut être militaire, dans un pays en guerre, et ne pas se laisser aller. J’interprète ça comme un signe de résistance. Je recroiserai ce mauve, il doit être à la mode dans le pays.
À la sortie du bâtiment, à quelques dizaines de mètres, notre chauffeur nous attend. Du mastodonte allemand, on passe au petit fourgon flanqué du logo Croix-Rouge luxembourgeoise, dont le mérite est d’être plus adapté pour convoyer l’équipe et ses bagages. Quand on part en voyage pour quinze jours, on emporte des grosses valises.
Une fois les salutations faites, la voiture démarre. On repart pour plusieurs heures de route, avec un chauffeur qui respectera les limitations de vitesse. Pourquoi ? Pour ne pas freiner trop visiblement à l’approche d’un check-point gardé par des militaires ? Pour ne pas risquer d’exploser un pneu sur un nid-de-poule ? Pour éviter de perdre son permis – et par conséquence son emploi ? Par réflexe de courtoisie pour les étrangers en visite ? Ces questions ne sont pas essentielles, mais elles occupent l’esprit pendant les trajets.
Après une grosse heure de route en Ukraine, premier arrêt contraint. Alerte : une attaque de missiles a été détectée, a priori vers l’oblast (la région administrative) dans lequel nous nous trouvons. Les consignes du CICR sont claires : si on est en route, même en pleine campagne, on s’arrête sur le bord de la route et l’on attend la levée de l’alerte. Il est moins risqué d’être à l’arrêt sur le bord de la route, en plein campagne, que de rejoindre une ville, cible potentielle. Rien ne se passe, mais c’est le premier véritable signe que l’on se trouve dans un pays en guerre. Jamais, jusqu’à présent, je n’avais dû faire de pause pour cause de bombe volante quelque part dans les alentours.
Le paysage ? Il ressemble à la Champagne : pas celle des vignobles, celle des champs de céréales. Pas de petit champ : des très grands ou des immenses, qui rappellent que l’Ukraine est le grenier à blé de l’Europe. Ce n’est pas plat, c’est vallonné. Les moissonneuses batteuses et les tracteurs sont deux ou trois fois plus grands que ceux que l’on croise sur les routes du Luxembourg. Certaines parcelles semblent plus grandes que tout le quartier du Kirchberg.

L’arrivée à Kyiv
La ville de Kyiv s’annonce de loin : l’autoroute qui y pénètre est droite sur plusieurs dizaines de kilomètres. On voit apparaître le haut des gratte-ciels longtemps avant d’arriver dans les faubourgs. Nous passons par un chemin que l’armée russe avait « emprunté » dans les premières semaines du conflit. Les traces des affrontements sont rares. Le gouvernement ukrainien a porté une grande partie de ses efforts sur la reconstruction rapide des dégâts, comme pour signifier la résilience du pays et de la population. De loin en loin, on remarque quelques bâtiments détruits, encore noircis par les flammes. Notre chauffeur m’explique, dans un anglais appris sur le terrain : « si tu vois un toit neuf, tu peux parier qu’il était détruit il y a un an, et qu’on l’a reconstruit. » Il y a beaucoup de toits neufs. L’autoroute aussi avait été brûlée. Le macadam est maintenant lisse. Les traces ont disparu : il faut avoir été sur place à l’époque pour réaliser que, sous certains nouveaux bâtiments, des corps de personnes décédées étaient entassés.
Arrivée en ville. C’est une capitale, une grande agglomération de plus de 3 millions d’habitants… Plus on se rapproche du centre, plus les bâtiments ont d’étages. L’architecture n’est pas si dépaysante, c’en est presque une déception. Les tours sont hautes, faites de verre et de métal, construites à la manière contemporaine : des lignes droites, peu de courbes, une vingtaine d’étages à vue de nez. L’alphabet cyrillique est ce qui confirme de manière évidente que c’est l’Ukraine. On passe à côté d’un grand bâtiment marqué d’une enseigne géante ANTONOV. Le constructeur d’avion est Ukrainien.
Avant de partir, j’ai lu qu’il ne faut pas le confondre avec l’alphabet cyrillique russe : quelques lettres diffèrent, en plus de la prononciation. Au lycée, j’ai fait du Grec ancien. Ce sont les mêmes lettres, mais pas les mêmes sonorités. À partir de ce moment et jusqu’à la fin du séjour, mon cerveau essaiera de déchiffrer les marques et panneaux. Ça occupe aussi.
C’est l’heure de l’arrivée dans les bureaux loués par la Croix-Rouge. Rencontre avec l’équipe locale. Briefing de sécurité. Détails et dernières mises à jour sur les visites que l’on fera tout au long des dix jours qui viennent. Un déplacement est annulé : la région où nous devions nous rendre est trop risquée en ce moment : trop de bombardements. Chaque déplacement doit être présenté au CICR plusieurs jours à l’avance pour être autorisé. Jusqu’au dernier moment, il peut être annulé pour des raisons de sécurité. À chaque départ, un appel pour dire « Voiture unetelle, avec X, Y et Z à son bord, en direction de Untel endroit. » Et une déclaration d’arrivée une fois sur place. Le CICR garde un œil sur les équipes pour s’assurer de leur sécurité.

La première nuit
Après le bureau, l’hôtel. Un Ibis moderne. La chambre spacieuse juste comme il faut. La porte de la douche n’est pas étanche, elle laisse passer de l’eau à chaque passage et fabrique une petite flaque à chaque fois. C’est étrange comme l’esprit s’accroche à ces détails qui en fait n’en sont pas : ils permettent de faire un lien avec d’autres moments, d’autres expériences. Les douches qui fuient, j’en ai déjà vues. Donc je suis dans la vraie vie, pas dans un songe.
Si le lit est confortable, la nuit l’est moins : c’est la découverte des alertes à répétition.
Les Ukrainiens ont développé une application pour smartphone qui prévient du risque de bombardement, en faisant retentir une sirène particulièrement bruyante. Elle me réveille sans problème quand je dors, c’est dire. Pour les plus anciens des lecteurs : la sonorité me rappelle Les Têtes brûlées. Cette série racontait la vie d’une escadrille dans le Pacifique, pendant la Seconde Guerre mondiale. Le générique démarrait sur une sirène. Dans mon cerveau, les deux alertes font le même bruit, et j’ai l’impression d’être comme Pappy Boyington.
Les Ukrainiens n’ont pas abandonné leur humour. En plus de la sirène, il y a une voix qui précise la nature et l’intensité du risque. Pour la version anglophone, c’est Mark Hamill qui prête sa voix. Pendant deux semaines, Luke Skywalker va m’interpeller, souvent plusieurs fois par jour : “Attention. Air raid alert. Proceed to the nearest shelter.” “The alert is over. May the Force be with you.” “Don’t be careless. Your overconfidence is your weakness.” Un choix qui, dans un style totalement différent, me rappelle les ongles mauves de ma douanière.
Donc, première nuit, premières alertes. J’y passerai du temps avec Rémi, le directeur de l’Aide internationale de la Croix-Rouge luxembourgeoise, également logé à l’hôtel. Il y arrive souvent avec son ordinateur, pour travailler : ce n’est pas parce qu’on est en Ukraine qu’il n’y a pas d’autres urgences ou de demandes dans d’autres pays. On se croise souvent à l’ascenseur, pour passer du 6e au rez-de-chaussée, direction l’abri. D’autres fois, on parle. De nous, des collègues, de la mission, de la famille. Se mettre à l’abri, sous la menace d’un bombardement, ça donne l’occasion de discuter et de créer une relation un peu spéciale.
Les nuits en Ukraine forment une espèce de morse : ce n’est pas un trait continu de sommeil, Il y a des trais longs, des points, qui se succèdent à un rythme irrégulier.
Chaque hôtel propose ses abris. Ce n’est jamais un « bunker », mais l’endroit du bâtiment le plus à même de résister si un missile ou un drone devait venir s’y écraser et exploser. Donc, concrètement, c’est une partie de la cave ou du parking qui a été reconvertie. Plus l’hôtel est haut de gamme, plus on y offre de services. A minima, on a de l’eau, de la tisane et du café, des chaises et des couvertures. Quand on monte en gamme d’établissement, on peut y ajouter le chauffage, des télévisions, des salles de réunion ou encore des aires de jeu pour enfants.
Les routes et les check-points
Pendant plus d’une semaine, nous allons visiter des projets menés à bien avec le soutien des équipes et des financements de la Croix-Rouge luxembourgeoise. Les bailleurs de fonds sont des donateurs privés, des entreprises, d’autres sociétés nationales de la Croix-Rouge, ou différentes institutions publiques, nationales ou européennes.
L’Ukraine… c’est beau et c’est grand. On passe facilement plusieurs heures de route entre deux villes. Les routes sont la plupart du temps absolument droites, avec, tous les quinze ou vingt kilomètres, un carrefour, à angle droit, avec une autre route tout aussi droite.
On croise, plus ou moins régulièrement, des check-points. Certains sont inoccupés, mais prêts à être réactivés en cas de besoin. La plupart sont encore actifs : il faut ralentir et attendre le signe du militaire en faction pour passer. Il y a des contrôles aléatoires, mais nous ne serons jamais arrêtés : le logo Croix-Rouge sur les flancs de la voiture a peut-être aidé.
Les militaires
Une consigne est donnée très rapidement : on ne filme pas les militaires. C’est interdit et ça peut amener de gros problèmes. Les policiers, on peut. Les militaires, on ne peut pas. Ne sachant pas forcément faire la différence, je baisse donc le téléphone ou la caméra dès que j’aperçois un uniforme ou un gros véhicule vert kaki : pas envie d’être celui qui a fait foirer la mission et détruit la réputation de la Croix-Rouge luxembourgeoise. Ni de rentrer prématurément de la mission, le rouge de la honte au front.
Sur les deux semaines, nous avons croisé quelques véhicules de transport militaire, mais pas de grande activité. C’est logique, nous restions loin du front.
L’Ukraine : est-ce que c’est l’Europe ?
Une de mes interrogations, avant le voyage était : l’Ukraine, est-ce que c’est européen ? Ou pas ?
À côté de Kyiv, capitale occidentalisante, nous sommes passés dans des villes de taille plus petite ou à travers des villages à l’architecture balkanique. Dans la capitale, il y a donc les tours de verre et d’acier. Il y a aussi les bâtiments de l’époque communiste, austères et plutôt tristes. Et il y a une autre architecture – celle dont j’ai décidé qu’elle était « l’ukrainienne », sans vraiment avoir eu le temps de chercher à en savoir plus. Les époques se succèdent et cohabitent tout au long des rues.
J’ai visité plusieurs pays du Vieux Continent, mais aussi les Etats-Unis, le Maroc ou la Turquie. Chaque pays a son ambiance. Les rues ont chaque fois une vibration différente, créée par le mélange d’une géographie urbaine, des foules et des comportements.
J’aime me promener dans les rues des villes visitées, et Kyiv n’a pas fait exception. C’est une manière de faire connaissance avec elles. À Londres, Paris, Bruxelles ou Nuremberg, je m’y suis facilement senti « à la maison », beaucoup plus qu’à Agadir ou Chicago : il y a une atmosphère européenne. Et pour moi, Kyiv est européenne, comme la plupart des villes visitées. Mon expérience est limitée : ceux qui connaissent le pays m’ont bien expliqué que la partie orientale est différente ; je ne parle donc que de l’ambiance de la capitale.
Ce qui changeait l’ambiance, c’était la présence dans certains quartiers d’abris temporaires de surface. La règle veut qu’en cas d’alerte, la population se réfugie dans des abris. Une partie le refuse, et continue sa vie, en refusant de s’interrompre. Une partie a accès rapide à un lieu dans le bâtiment qu’elle occupe au moment de l’alerte. Pour celles et ceux en déplacement, les autorités ont installé à divers endroits des abris en béton armé, supposés capables de résister à un impact direct ou proche.
Pourquoi aller sur le terrain ?
Une autre des questions que je me posais avant le départ était : « À quoi ça sert de leur rendre visite ? Est-ce que nous n’allons pas être des voyeurs ? Est-ce que notre passage ne va pas les détourner de l’essentiel, leur faire perdre du temps ? Les gêner plus que les aider ? »
En fait non, il faut y aller.
J’ai ressenti que notre passage était important pour nos interlocuteurs. Il y a la dimension humaine, l’envie de montrer qu’ils travaillent et utilisent au maximum le soutien que nous leur apportons, mais c’est presque accessoire. Ce que de telles visites signifie, c’est la reconnaissance de leur existence et de leur réalité, à leurs propres yeux plus qu’aux nôtres.
Disons les choses autrement. Il est possible d’aider à distance, avec de l’argent et des compétences. Ce n’est pas la même chose d’aller en personne sur place, accorder du temps à ses partenaires, en se mettant soi-même en danger.
J’ai dit plus haut que les humanitaires ne sont pas des suicidaires. C’est vrai, mais il n’empêche pas que séjourner dans un pays en guerre est plus dangereux que de faire une heure de route pour aller travailler dans un bureau confortable, dans un pays en paix. Et cette « prise de risque », c’est un aspect concret de la solidarité.
La présence d’une équipe luxembourgeoise, que rien n’a obligé à venir si ce n’est les volontés cumulées de chaque membre de la délégation, c’est affirmer que les personnes aidées sont bien des individus, qui méritent d’être reconnus en tant que tels. C’est leur dire, par notre simple présence, sans aucun mot : « Je te vois, tu existes, ton existence compte, je ne t’oublie pas. » C’est mettre une dimension humaine sur des projets par nature techniques.
Ce qui était d’une certaine manière comique, c’était la répétition des protocoles. Arrivée sur un lieu. Petite collation d’accueil. Petits discours pour expliquer ce qui a été fait. Petits discours de remerciement. Petite collation de départ. Pour chaque lieu visité, c’était un événement unique. Pour les membres de l’équipe luxembourgeoise, c’était un enchaînement de visites : nous n’avions pas toujours très faim quand le moment du « vrai » repas arrivait.
Les styles d’accueil variaient très fortement. On passait d’un accueil très protocolaire, dans la salle du conseil municipal, face à une douzaine d’officiels divers, à un accueil informel, face à des bénévoles, qui avaient apporté des pâtisseries faites maison, avec des bambins qui courraient à proximité.


S’arrêter en cas d’alerte, mais pas n’importe où
Par moment, l’équipe se divisait. Je partais d’un côté pour visiter des lieux à prendre en photo ou à filmer, et récupérer des interviews. À l’occasion d’une de ces excursions, « alarme » : les téléphones entonnent leurs sirènes. Risque de bombardement. Le chauffeur – toujours le même, se tourne vers nous : « Je sais, on devrait s’arrêter. Mais là, à droite, la grosse usine, c’est une usine d’électricité. Elle est souvent visée. Je propose de rouler encore les 5 minutes qu’il faut, et de s’arrêter dans la branche locale où on doit aller. Moins de risque. »
Tout le monde éclate de rire dans la voiture, et approuve. Je passerai une partie de la matinée à faire connaissance avec les bénévoles d’une antenne locale qui distribuent vêtements et nourritures aux déplacés intérieurs, en plus de proposer des formations aux gestes de premiers secours. J’ai même droit à une formation hyper-express en 15 minutes, montre en main.
Drone à 800 mètres
Une des grandes émotions, c’est un drone qui explose à 800 mètres de là où nous nous trouvions. C’est à peu de choses près la distance entre le Glacis et la Place Clairefontaine. Une réunion allait commencer dans une branche locale de la Croix-Rouge ukrainienne. Les alarmes sonnent, mais personne dans l’assistance ne donne l’impression de véritablement réagir… La mise en place continue… Puis vient le bruit : « Poum-Poum-BOUM ! » Les poum-poum, ce sont les systèmes de défense anti-aérien. Le BOUM !, c’est un drone qui explose en touchant un bâtiment, en l’occurrence une école et internat. Bilan : des blessés, pas de morts.
L’explosion d’un drone, c’est très différent de tout ce que j’ai connu avant. Ce n’est pas le bruit d’un feu d’artifice… C’est plutôt celui d’un avion qui passe le mur du son à côté de vous : grave, rond, puissant en faisant trembler les murs.
Ensuite l’effet de souffle. Nous étions à l’intérieur d’une maison, avec une fenêtre ouverte en biais. Entre nous et le lieu de l’explosion, plusieurs centaines de mètres, donc, et plusieurs dizaines de bâtiments, la plupart ayant au moins trois étages, certains plus. L’effet de souffle, lui, arrive quelques dixièmes de seconde après le bruit.
Et c’est un véritable vague invisible, mais très sensible. Tout l’air de la pièce est déplacé. Je sens, avec mon corps, l’explosion, de mes chevilles à mes cheveux. Chaque nerf de mon corps l’a ressenti. On ne peut pas le comparer à un grand coup de vent : ce n’est pas une bourrasque entre deux accalmies. C’est unique, rapide, total. Impressionnant.
Les Ukrainiens autour de moi sont secoués, mais pas affolés : ils y sont d’une certaine manière habitués : ils ne réagissent pas avec la même émotion que les néophytes en visite.
Nous avions des collègues en train de nous rejoindre avec un autre véhicule. Au volant, un humanitaire aguerri : il a grandi en Irak, sous les bombes, avant de travailler dans de nombreuses zones de conflit. Il a des réflexes : dès l’explosion, il se lance dans un rallye par les petites rues pour rejoindre au plus vite là où nous nous trouvons. Une autre collègue, plus jeune, me raconte après : « c’est étonnant les réflexes, les choses auxquelles tu penses quand ça t’arrive. Moi je me suis exclamé ‘Maman !’. » Moi, je m’étais dit à moi-même, presque à voix basse : « Ah ouais, quand même ! » Autre style, mais pas forcément différent sur le fond.


Une odeur qui traîne
Dès l’alerte levée, nous nous sommes rendus à quelques-uns sur place. Les pompiers et les services de secours avaient déjà presque terminé leur travail. Eux n’attendent pas la fin des alertes pour aller secourir les blessés.
À cette époque, les Russes procédaient régulièrement à des attaques en deux vagues, espacées de quelques minutes. Les vraies cibles étaient les secouristes : faire feu quand ils sont là, pour les neutraliser, les effrayer, ou a minima endommager leur matériel.
Tous les bâtiments proches de l’explosion avaient leurs fenêtres détruites. Des rubans de signalisation empêchaient de trop s’en approcher. Les habitants étaient à l’œuvre et finissaient de briser le verre abimé, qui allait s’écraser au sol, quelques étages plus bas.
Des ONG spécialisées étaient déjà sur place pour distribuer des panneaux OSB – du bois aggloméré – pour permettre d’isoler les appartements, en attendant de nouvelles fenêtres. On entendait le bruit des pas de la foule sur le verre brisé.
Et il y avait l’odeur. Pas forte, mais prégnante. Et cette fois-ci, oui, ça ressemble à l’odeur des feux d’artifice, en plus intense. Et en plus durable. Avant de partir pour une autre ville, nous sommes repassés sur place, le surlendemain. Et l’odeur était toujours là.
Les habitants du quartier étaient émus, certains désemparés. Mais à nouveau, pas de sentiment de grande panique. De la fatigue, de la tristesse, de la résilience. De l’autre côté d’une barre d’immeuble voisine, il y avait un square avec une aire de jeu. Les enfants s’y amusaient comme si de rien n’était. Les explosions et les attaques étaient rentrées dans leurs mœurs : une fois le moment passé, pas de temps à perdre, il fallait se dépêcher de redevenir un gamin et de s’amuser sur une balançoire.


La résilience
Après plusieurs mois, qu’est-ce que je retiens de ce voyage ? La résilience. La capacité de celles et ceux que j’ai croisés à ne pas donner l’impression d’avoir peur. La volonté de conserver l’apparence d’une vie normale. Les alertes ? Ils en ont vécu des dizaines, pour ne pas dire des centaines ou des milliers, depuis deux années. Juste un événement du quotidien, qui ne mérite pas que l’on arrête de vivre.


Retrouver la paix n’est pas simple pour tout le monde. Lors d’une visite dans un hôpital, nous avons rencontré un groupe d’enfants touchés par le conflit. Nous assistons à deux ateliers. Un avec un duo de clowns, qui jouent et font rire. Un autre qui est un atelier de dessin, pour permettre aux enfants d’exorciser leurs peurs.

Certains souffrent dans leurs corps, d’autres dans leur esprit. Un jeune de 6 ou 7 ans me rappelle mon fils : il sautille, il rit, il veut faire toutes les activités, il faut le refreiner pour qu’il ne fasse pas tout. Il y a une jeune adolescente, elle, plus réservée. Elle finit par expliquer que ses parents sont décédés. Ses frères sont sur le front, et elle n’a des nouvelles qu’une ou deux fois par semaine. Le reste du temps, les téléphones sont brouillés. Et bien entendu, elle fond en larme. Tous les Luxembourgeois se retiennent de faire pareil. Une d’entre nous l’enlace, et la laisse pleurer. Tout le monde est bouleversé… J’espère de tout mon cœur qu’elle sera un jour à nouveau capable de rire, à défaut d’oublier. Et j’apprécie encore plus le confort du Grand-Duché.
Je ne me suis pas rendu dans des endroits où l’intensité du conflit était particulièrement forte. Là où j’étais, avec ce que j’ai vu, il était impossible de dire, en voyant les gens vivre leur vie de manière d’apparence normale, que je me trouvais dans un pays en guerre. Il fallait regarder ailleurs pour le comprendre. Les chars détruits, abandonnés sur le bord de la route, ou rassemblés et exposés sur des places où les gens venaient les prendre en photo. Les bâtiments endommagés ou détruits. Les convois militaires, les check-points. Les téléphones qui sonnaient. Les yeux pouvaient voir la guerre sur les objets, mais pas sur les visages que j’ai croisés.
Catharsis
Mon séjour en Ukraine était encadré. J’ai été pris en charge de l’aéroport de Luxembourg à l’aéroport de Luxembourg. Mes consignes : respecter les consignes. Une alerte ? Aux abris. Fin de l’alerte ? On reprend son activité. Le danger n’était pas diffus ou indétectable : des dizaines d’yeux et de mains veillaient sur nous. Pour prévenir en cas de problème. Pour s’assurer qu’il n’y avait pas eu d’incidents sur le trajet. Pour éviter de nous rendre à un endroit trop risqué.
Le retour à la maison a malgré tout été particulier.
Premier défi : celui de la fatigue. Sur la dizaine de nuits sur place, seulement deux ou trois ont été complètes. C’est fatiguant et usant. Une fois revenu chez moi, il y a eu besoin de dormir et d’un sas de décompression pour reconstituer son énergie mentale.
La catharsis est passée par le cinéma et le visionnage de la trilogie du Seigneur des Anneaux – désolé pour le mieux-disant culturel. Les films ont rempli leur fonction et permis de décharger mes nerfs, en donnant une matière sur laquelle le cerveau peut s’autoriser à se laisser aller.
Et la famille dans tout ça ?
Dernière considération, encore plus personnelle que les précédentes : une pensée pour les familles des humanitaires. Être sur le terrain est stressant : il n’y a par définition aucune zone d’intervention qui soit véritablement sécurisée. Être humanitaire, c’est se mettre en danger pour aider. Mais il y a une grande différence entre vivre volontairement une situation dangereuse et la vivre à distance, par procuration. Les familles des personnes qui partent sur le terrain subissent la situation, même si elles sont en accord avec le choix des conjoints absents. Elles aussi sont stressées, par l’absence d’information directe, et doivent prendre sur elles pour gérer les absences, psychologiquement et logistiquement. J’ai demandé à y aller, je n’ai pas véritablement demandé l’autorisation à ma femme – et encore moins à mes enfants. Pourquoi ? Peut-être pour apprendre des choses sur moi-même et découvrir comment je réagis dans une situation de stress atypique. Aussi pour tenter de témoigner, à mon échelle et avec mes moyens, de ce que j’y ai vu.